THÉÂTRE (de la salle de spectacle au monument urbain)

THÉÂTRE (de la salle de spectacle au monument urbain)
THÉÂTRE (de la salle de spectacle au monument urbain)

De l’ambiguïté des relations qu’entretient l’individu avec la mise en scène du drame découle l’essence même du théâtre. Les sens se bercent d’illusion tandis que la catharsis opère l’osmose des passions et fonde un nouvel ordre de réalités. Les rapports entre l’architecture, la ville et le théâtre ne sont pas moins ambigus: les citadins, rassemblés en public dans un local totalement clos, découvrent sur la scène une architecture feinte. Jusqu’au début du XIXe siècle, l’ambiguïté des espaces intérieurs et extérieurs caractérise le théâtre occidental pratiqué dans un bâtiment spécifique. Ledoux a évoqué avec justesse, en théoricien, ce phénomène: «La salle étant à la scène ce que la pièce habitée est au vide que l’on découvre au-dehors, le théâtre [scène] doit être plus large, plus vaste que l’espace qui contient les spectateurs: c’est la véritable place des illusions magiques du théâtre» (1804).

La Renaissance italienne et le siècle des Lumières ont poussé très loin la représentation de l’architecture, d’abord en renouvelant les techniques figuratives (perspective, modelé), puis en les enrichissant d’un contenu émotionnel directement lisible qui évoque l’environnement bâti. L’image de la ville, peinture, décor planté ou estampe de boîte d’optique, sert de cadre (de support) au récit ou à l’action dramatique. La structure de la salle à l’italienne présente celle-ci comme un tableau, mirage ou miroir vivant. La connaissance de l’architecture urbaine, des lieux de la ville et des cheminements qui l’animent, amplifie la perception inconsciente ou intuitive de l’espace. Or cette connaissance, aujourd’hui établie sur le livre, la photographie ou l’audiovisuel, était autrefois tributaire d’images mises en scène. L’architecture fictive, sur scène, et l’architecture réelle (espace clos destiné à l’assemblée des spectateurs) implantée en ville témoignent d’une réflexion sur l’espace urbain qui, selon les époques, tend vers une conception panoramique , ou, au contraire, scénographique .

Le rituel du spectacle s’appuie sur un double échange, des membres du public entre eux, mais aussi entre les comédiens et ce public. La rencontre artificielle et très ponctuelle du monde clos de la salle, d’une part, et, d’autre part, du monde ouvert sur l’imaginaire joué dans le décor de scène, conditionne la structure, le répertoire architectonique et l’agencement spatial du théâtre. À l’opposé des tréteaux improvisés de la foire, à l’opposé du théâtre aristocratique, annexe d’un palais, le théâtre urbain monumental fut créé au XVIIIe siècle pour satisfaire aux exigences d’un besoin édilitaire permanent, signe d’urbanité et de maturité civique. La complexité de la vie urbaine, sans cesse croissante, exigeait une spécificité mieux exprimée des lieux de rencontre, une codification et une clarification des espaces, liées à l’évolution des mentalités. L’architecture du théâtre, dont l’Antiquité avait donné un modèle achevé, s’extériorise par un isolement, des façades et des points de vue monumentaux qui s’insèrent dans un paysage urbain en perpétuel devenir. À certaines époques, le théâtre, lieu des illusions partagées, est devenu un des pôles d’attraction essentiels de la cité. L’intense développement de la civilisation de loisir que nous vivons aujourd’hui dans des locaux de moins en moins monumentalisés (l’exemple le plus voyant en est la télévision at home ) incite à réfléchir sur le caractère de l’architecture théâtrale urbaine. S’agit-il d’un témoignage d’une civilisation disparue dont les prolongements se font actuellement mal sentir? Les nombreux théâtres qui signalent le cœur historique des villes, tout comme l’église ou le monument civique communautaire, ont-ils encore ce rôle identificateur d’une société urbaine policée?

Illusions scéniques et vie urbaine

«Nous sommes accoutumés aujourd’hui à connaître des distractions régulières et tarifées qui prennent place entre le travail, le sommeil et la nourriture en des temps et des lieux habituels. Il en allait tout autrement jadis pour la célébration des fêtes. Celles-ci ne représentaient pas comme pour nous un élément nécessaire et hebdomadaire de l’organisation sociale» (P. Sonrel). C’est le XVIIIe siècle qui instaure dans ses formes modernes ce nouveau rituel du spectacle permanent et qui fixe la structure du local qui lui est dévolu. Néanmoins, l’histoire de cette création peut se suivre dès la Renaissance: les rapports entre l’architecture, la vision de la ville et la mise en scène sont alors posés en termes totalement nouveaux. Les humanistes italiens réinventèrent et développèrent, à partir d’une structure inédite, la scène architecturée à tendance réaliste, totalement opposée aux lieux suggérés des spectacles médiévaux. En effet, qu’elle soit figurée pour elle-même ou dans un but évocateur ou symbolique, l’architecture dessinée ou peinte prend une apparence plus ou moins concrète. L’idée même de trompe-l’œil, par exemple, était étrangère au monde médiéval qui, dans les vitraux, fresques ou miniatures évoquant des mansions (scénettes juxtaposées), se borne à des notations fragmentaires ou synthétiques qui suggèrent un lieu sans chercher à le représenter. Les conventions du dessin ou de la peinture de cette époque se retrouvent sur la scène simultanée des mystères, miracles, farces et soties: aucune curiosité ne se manifeste pour l’objet figuré et seul compte son rôle de lieu d’action ou d’image symbolique ou sacrée. Certaines miniatures, rares et tardives, comme celle de la Passion de Donaueschingen (XVe siècle) ou du célèbre Mystère de Valenciennes (1547), montrent une série d’estrades, d’édicules et de machines fabuleuses. Le lieu théâtral au Moyen Âge se borne à décorer l’intérieur d’un édifice (le chœur de l’église, par exemple) ou la place publique. Il se juxtapose à l’architecture édifiée ou la complète dans une atmosphère de fête urbaine qui sacrifie plus à la magie et à l’irrationnel qu’à l’illusion d’une représentation, au sens moderne du terme. Le théâtre, tout comme la religion, apparaît alors comme une manifestation spontanée de la vie urbaine, totalement dépendante de l’environnement construit et opposée à toute idée de lieu spécifique de divertissement.

Désireux de renouer avec d’antiques formules, les artistes du Quattrocento interrogent les textes anciens qui évoquent les décorations théâtrales de Rome. La lecture de Vitruve, qui est au cœur de la démarche théorique de l’architecture classique, servit de base aux architectes, peintres et «scénographes» soucieux d’exposer les séductions de la perspective. Leurs interprétations graphiques imposaient un nouvel ordre au paysage urbain où rythme, symétrie et dignité architecturale traduisent une perception rationaliste de l’individu, de la société et de l’environnement. Le terme renaissance suggère évidemment une valorisation de l’histoire, actualisée, qui s’impose ici par le simulacre et par la résurgence d’archétypes architecturaux. Sous l’effet des formes et de l’espace illusionnistes qu’engendre la perspective, les essais de reconstitution de la frons scaenae romaine dévièrent rapidement: l’architecture représentée, à tendance réaliste, tend à remplacer l’architecture figurée. Non seulement l’exemple de Vitruve, à partir des trois scènes qu’il décrit (deux espaces urbains: la scène tragique, la scène comique; un espace champêtre: la scène satirique), est déterminant, mais il autorise aussi le rapprochement entre la peinture et la scénographie. Critiquant les décors muraux de son temps, où fleurissent grotesques et caprices architecturaux, Vitruve regrette l’époque où les parois montraient des décorations d’architecture feinte, d’aspect réaliste par le rendu lumineux des volumes et de l’espace. Or Vitruve a très bien saisi la concordance entre certaines valeurs représentatives de l’architecture et une maturité urbanistique consciente. Critiquant la scène fantasmagorique d’un petit théâtre urbain de son temps, le théoricien, moraliste, en tire ce jugement: «.... ne voyez-vous pas que, si nous approuvons une peinture qui représente une chose qui ne peut être, notre ville est en danger d’être mise au nombre de celles dont les habitants [...] ont été réputés manquer tout à fait d’esprit et de jugement?» On a l’impression que la Renaissance, puis le siècle des Lumières ont médité cette phrase comme une leçon: le premier en s’opposant à l’irrationnel médiéval, le second en rejetant les extrapolations lyriques, voire oniriques, de l’époque baroque. Le classicisme du XVIe siècle et le néoclassicisme de la seconde moitié du XVIIIe siècle ont cherché à faire éclore un art où la vision de la ville, et non plus seulement son image ou sa projection, serait pleinement exprimée.

Continuateur de Peruzzi, Sebastiano Serlio, dessinateur interprète et diffuseur de Vitruve, présente dans son livre gravé (1545) ses restitutions de scènes dans le chapitre consacré à la perspective. Le répertoire monumental de la Rome antique (arc de triomphe, temple, colonne, pyramide, colisée) constitue une vue idéale – mais non pas idéalisée – de la rue classique, tandis que la scène comique emprunte ses formes à l’architecture italienne contemporaine. Sans concurrencer la vue imaginaire d’architecture, dont les peintres de cassone et les auteurs de marqueterie se sont fait une spécialité dès la fin du XVe siècle (les prospettive de cassone dites d’Urbin, de Berlin ou de Baltimore sont célèbres et proches des inventions de Piero della Francesca, de Bramante ou de Peruzzi), le paysage urbain comportant la citation exacte de monuments modernes hautement représentatifs de la cité où s’élève le théâtre s’offre comme une sorte de trait d’union sensible entre le public et le spectacle. Les prospettive teatrali de Domenico Beccafumi (1539) ou de Baldassare Lanci (1567-1569), par exemple, qui représentent des édifices clés de Pise et de Florence, tout comme le décor de Torelli pour La Finta Pazza sur la scène du Petit-Bourbon à Paris en 1645, qui montre l’extrémité de l’île de la Cité et le Pont-Neuf (censés évoquer le port de Seyros!) sont caractéristiques de cette ambiguïté consciente, et cultivée, de l’espace scénique assimilé à une vision de l’espace urbain réel. Les architectures mises en scène dont Servandoni donnera des exemples somptueux et exclusifs dans ses spectacles de la salle des Machines des Tuileries, sous le règne de Louis XV, orienteront certains décors de l’opéra historique ou du drame romantique au XIXe siècle, lui-même influencé, après 1800, par la vogue des dioramas et panoramas . Il faut attendre l’invention de la photographie et, surtout, du cinématographe, pour que les rapports entre l’architecture, la ville et leurs représentations connaissent une nouvelle mutation.

À la vraisemblance des formes architectoniques de la scène du XVIe siècle, les XVIIe et XVIIIe siècles ont ajouté l’ampleur des espaces et les effets de point de fuite diversifiés. La scena veduta in angolo , publiée en 1711 à Parme par F. G. Bibiena dans son Architettura civile (titre significatif!), correspond à l’apogée d’un système de figuration illusionniste dont les prolongements architecturaux sont flagrants dans les œuvres de Juvara, C. Fontana, Fischer von Erlach ou Piranèse, qui dominent alors le monde des arts graphiques spécialisés dans les représentations de l’architecture et de la scénographie. Les esprits seront désormais préparés à la création de vastes monuments consacrés, comme de nouveaux temples , au rituel du spectacle urbain. Mais au XVIe et au XVIIe siècle, dans ses manifestations les plus sophistiquées, le théâtre demeure tributaire des habitudes de la Cour, elle-même soumise, comme la ville, aux rythmes des fêtes.

Ainsi, sur le plan de l’esthétique urbaine, on s’aperçoit que les rapports entre la ville et le théâtre ont d’abord évolué sur la scène, bien avant que la salle ne soit fixée dans des formes définitives, bien avant, surtout, qu’un édifice autonome et monumental apparaisse dans la ville. Sans évoquer l’histoire de l’architecture théâtrale dans son évolution propre, on ne saurait passer sous silence quelques étapes qui en constituent les points forts. La renaissance de l’architecture classique suscite en effet une influence en quelque sorte réversible: celle du théâtre sur l’architecture édifiée et vice versa. Si la structure de la salle et de la scène s’identifie pendant longtemps à un aménagement provisoire en bois inséré dans un local préexistant – jeu de paume, salle de bal, vestibule, cage d’escalier, cour –, certains édifices furent conçus, dans leur parti d’exécution, selon les exigences du spectacle, lié à la fête. Plusieurs exemples italiens sont célèbres: à Rome, la villa Madame, la villa Giulia et l’immense cour du Belvédère de Bramante; les projets de Vignole pour le palais Farnèse à Piacenza; la Loggia Cornaro de Falconetto à Padoue; le cortile du palais Pitti et l’amphithéâtre qui lui est contigu au jardin Boboli, à Florence. La présence de vastes perrons, de portiques et d’arcades traités comme des frontispices, et des fonds de cour sur plan curviligne prêts à contenir l’amphithéâtre caractérisent cette influence du lieu théâtral antique sur l’architecture civile de la Renaissance italienne. Plus généralement, il a été montré que la conception et les formes du cortile n’étaient pas non plus étrangères à certains rituels festifs incorporant des représentations scéniques.

Mais dans la plupart des cas, il s’agit là d’espaces privés, ou semi-privés, qui n’influent pas autrement que par leur exemplarité sur le caractère du paysage urbain. Si l’on excepte le cas très particulier des théâtres élisabéthains de Londres, dont l’aspect extérieur cylindrique évoque le cirque, les théâtres architecturés de la fin du XVIe et du XVIIe siècle sont avant tout des intérieurs. L’exemple le plus complet et le plus prestigieux de tous est le théâtre olympique de Vicence, conçu par Palladio en 1580 et achevé peu après par son disciple Vicenzo Scamozzi. La salle, superbement architecturée «à l’antique», y regarde une frons scaenae non moins somptueuse qui forme écran à un décor en trompe l’œil. Celui-ci dresse trois rues fuyantes, fixées à demeure dans un espace qui se rétrécit en montant vers le fond. Trop proche du modèle idéal, et peu propice aux déploiements des mises en scène baroques, ce théâtre ne fera pas vraiment école. Le XVIIe siècle, qui préfère opposer davantage la scène et la salle, monumentalise l’encadrement de scène (comme on encadre un tableau). La scène béante n’est plus qu’un espace vide propre à recevoir les machineries et les portants illusionnistes, tandis que la salle elle-même s’élève sur une structure de façades intérieures . Des galeries superposées en serliennes du théâtre Farnèse de Parme, édifié par Aleotti en 1618, aux loges étagées dans une ordonnance colossale de l’Opéra de Caserte construit par Vanvitelli en 1752, on s’aperçoit qu’une grande variété de structure caractérise la salle à l’italienne , dont l’Europe entière fait alors l’expérience. Curieusement, dans certains cas, comme à Caserte ou à l’Opéra de Versailles, construit par J. A. Gabriel en 1770, la scène peut recevoir un décor de bal paré qui reflète presque fidèlement la structure de la salle de spectacle. L’assemblée du public se replie alors sur elle-même; le théâtre ne rayonne d’aucune façon sur la ville, ni par l’illusion scénique, ni par le truchement de son architecture extérieure, toujours dépendante du palais où il se trouve. Un nouveau changement dans les mentalités modifie le déroulement du rituel théâtral. Il l’élargit à un public plus varié, accroît le rythme des représentations et peut, seul, hausser le théâtre au rang de monument public.

La théâtromanie, mutation sociale et mimétisme formel

Dans l’histoire générale du spectacle, le XVIIIe siècle occupe une place charnière: celle d’une époque qui, en se référant à l’histoire (la Grèce, Rome), élève au rang d’institution permanente l’activité théâtrale, auparavant rituelle, sporadique, nomade ou réservée à certaines couches de la société, et totalement diffuse aujourd’hui. Tandis que l’intérieur des salles se développe sur le modèle italien et se perfectionne dans toute l’Europe jusqu’aux alentours de 1750, à cette date l’extérieur du théâtre urbain semble encore devoir être privé d’apparence spécifique. L’évolution dans la seconde moitié du siècle, fort rapide, se résume en ces termes empruntés à vingt ans de distance au théoricien de l’architecture Jacques-François Blondel: «On appelle salle de spectacle une pièce exprès proche d’un palais ou dans l’aile de quelque grand bâtiment» (1752), puis, «construire un théâtre, c’est d’abord élever un bâtiment public dans une ville; c’est ensuite placer convenablement des spectateurs à l’intérieur de ce bâtiment; c’est enfin mettre un spectacle devant les yeux de ces spectateurs» (1771). À la fin du siècle, l’architecturomane double le théâtromane , à tel point qu’un journaliste de 1798, commentant l’inversion des rôles, constate qu’il est normal «qu’au théâtre maintenant ce soient les architectes qui se chargent d’attirer les spectateurs».

À la fin de l’Ancien Régime, le rôle social du théâtre s’extériorise par le truchement de l’architecture urbaine. Le jeu des entrées et des sorties, avec son défilé de carrosses, le va-et-vient des domestiques, l’attente d’un billet ou la quête d’une bonne fortune, règlent une sorte de spectacle préliminaire qui impose désormais un local à la fois plus commode et reconnaissable. Le débordement du lieu théâtral de la scène sur la salle engendre une frénésie qui fait bientôt éclater les limites de celle-ci. Entre la rue et l’architecture intérieure, les espaces dévolus aux accès, à l’attente, à la déambulation et aux rencontres vont devenir un des points forts, obligé, de l’articulation du parti architectural. La création de façades monumentales, de portiques, d’arcades, de cages d’escalier lumineuses, de vastes vestibules ouverts sur la rue, mais aussi le tracé des rues elles-mêmes et la réalisation de places de dégagement associées à des promenades, ou à des passages couverts, sont le résultat d’une nouvelle prise de conscience du rôle du spectacle dans la définition du paysage urbain. Cette prise de conscience englobe d’ailleurs toute une série d’activités annexées à la présence du monument-théâtre, telles que la promenade, le commerce de luxe, l’hôtellerie, la restauration, le jeu et la prostitution. La rue Richelieu à Paris et ses abords immédiats qui englobent le jardin du Palais-Royal et le passage Choiseul étaient probablement le meilleur exemple européen d’espace de loisir architecturé: entre 1781 et 1826, huit théâtres monumentaux y furent construits dans une trame urbaine rénovée. Le préjugé religieux qui ne voyait dans le spectacle qu’une occasion de se détourner de l’Église s’estompe. Malgré quelques combats d’arrière-garde contre son caractère immoral (ou antisocial, comme le décrit J.-J. Rousseau), le théâtre est désormais largement perçu à travers un nouvel idéal civique qui traduit l’identité reconnue du citoyen-citadin, théoriquement touché lui aussi, comme le despote, l’aristocrate ou l’artiste, par les lumières de la philosophie... Une certaine solidarité urbaine, œuvre de bonne conscience spirituelle, voulait qu’une partie de la recette du spectacle soit prélevée au bénéfice des hôpitaux. Tandis que cette habitude se perpétue, le rôle de police (dans son double sens préventif et répressif) motive également l’implantation d’importants théâtres, par exemple dans les villes de garnison ou les ports. Les textes fondateurs de ces établissements publics, autour de 1770, dans des villes comme Dunkerque, Lorient ou Toulon, font état de cette préoccupation de circonscrire en un point unique et sensible de la ville une activité jugée indispensable à maîtriser. Dans les grands ports au commerce florissant, Bordeaux, Nantes ou Marseille, comme dans la capitale, le théâtre urbain cherche de plus à exprimer par sa taille ou ses formes d’inspirations progressistes une dignité nouvelle associée à la classe possédante et bientôt dirigeante. Symbole d’urbanité et de prospérité de la cité moderne, le théâtre devient vite le pivot de nouvelles opérations d’urbanisme qui sont de moins en moins le fait exclusif du prince. Le coût de la construction, tout autant que l’appât du gain de sociétés de financement, font de la spéculation immobilière le «moteur» même des entreprises de construction de salles de spectacles dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. À cette époque où la vie urbaine elle-même s’organise sur de nouvelles bases, poussée par une double croissance démographique et économique, à une époque où l’expansion urbaine s’accélère, les ressources officielles ne suffisent plus à subvenir aux besoins édilitaires: l’architecture publique est elle aussi assujettie aux aléas du marché de l’argent. Elle devient la proie des sociétés anonymes qui font de la spéculation immobilière le fondement de l’urbanisme moderne. La grandeur et la magnificence du théâtre urbain dépendent de plus en plus, à mesure que le siècle avance, de l’envergure et de l’efficacité des opérations de lotissement et de voirie qui l’environnent. L’édifice lui-même, dans sa structure et dans son apparence, subit là une mutation considérable, fixée pour deux siècles. Témoins en France, où ce phénomène se généralise autour des années 1770-1780, les entreprises du quartier de l’Arsenal à Marseille, l’îlot Louis à Bordeaux, le quartier Graslin à Nantes, où de vastes théâtres à portiques marquent le centre de lotissements d’architecture à programme; témoin aussi le lotissement de jardins et d’hôtels de l’aristocratie endettée et de certains couvents parisiens: l’hôtel de Condé, celui de Choiseul, de Louvois, le couvent des Filles-Saint-Thomas, qui donnent naissance aux quartiers de l’Odéon, de la Comédie-Italienne, du théâtre Feydeau, etc. Économie et rentabilité réduisent parfois le parti généreux de l’architecte. En revanche les opérations de lotissement et de voirie lui permettent de développer, sur une grande échelle et en intégrant l’architecture d’immeubles à programme dans sa composition, un nouveau type d’architecture édilitaire. L’esthétique urbaine sert un idéal à la fois moralisateur et pédagogique formé, nous l’avons dit, au contact de la philosophie des Lumières. Si le phénomène «spectacle» résume, avec ses rites cérémonieux ou plus familiers, les différentes nuances de rapports entre les groupes sociaux qui cohabitent dans la ville, il extériorise aussi, par le biais de l’architecture et sans ambages, cette sorte de frénésie typique des milieux aristocratiques qu’était le théâtre de société (théâtre privé). Pratiqué dans les collèges, avec une constance telle qu’on a pu dire que les Jésuites furent les véritables responsables de la formation du théâtre public, le théâtre de société pénétrait dans les foyers bourgeois où l’on se piquait de littérature, de philosophie et de nouvelles libertés. Doit-on rappeler que, pour le musicien et pour l’écrivain (comme pour le peintre d’histoire), l’opéra, la tragédie ou le drame sont le sommet recherché de toute production? Le théâtre devient également un des programmes de prédilection de l’architecte, qui passe ainsi des réalisations temporaires aux projets et aux réalisations urbaines définitives. Tous les grands architectes du XVIIIe siècle ont construit des théâtres exemplaires, très admirés au siècle suivant, et, s’ils n’ont pu le faire, leurs cartons renferment souvent encore d’imposants projets, comme cet étonnant dessin d’opéra en rotonde périptère que Boullée proposait pour l’emplacement du Carrousel à Paris (1781). Il est rigoureusement impossible de comprendre aujourd’hui et le néoclassicisme en architecture et la théâtromanie des citadins du XVIIIe siècle, pour qui l’histoire est une donnée vitale, exemplaire, sans cesse actualisée, sans méditer certains commentaires de l’époque. Témoins ceux du Chevalier de Jaucourt, dans la Grande Encyclopédie , où les projets de l’Odéon de Peyre et De Wailly sont publiés avec un grand luxe de détails, en 1777: «Personne n’ignore la dépense excessive des Grecs et des Romains en fait de spectacles, et surtout de ceux qui tendaient à exciter l’attrait de l’émotion. La représentation de trois tragédies de Sophocle coûta plus aux Athéniens que la guerre du Péloponnèse. On sait les dépenses immenses des Romains pour élever des théâtres et des cirques [...]. Quelques-uns de ces bâtiments, qui subsistent encore dans leur entier, sont les monuments les plus précieux de l’architecture antique (sic ); on admire les ruines de ceux qui sont tombés...» Pour Ledoux, auteur de la ville nouvelle d’Arc-et-Senans, de l’éblouissant théâtre de Besançon (défiguré aujourd’hui), d’un grand projet d’Opéra pour Marseille (1784), le théâtre est ressenti comme un des traits fondamentaux de la civilisation de son temps, rejoignant ce qu’il avait de plus pur à d’autres époques: «On ne doit pas perdre de vue, dit-il, que les spectacles, chez les Anciens, faisaient partie de la religion. Si nos théâtres ne font pas partie du culte, il est au moins à désirer que leur distribution assure la pureté des mœurs; il est plus facile de corriger l’homme par l’attrait du plaisir que par des cérémonies religieuses, des usages accrédités par la superstition.» Dans l’optique des défenseurs de l’architecture moralisée (Boullée, De Wailly, Ledoux, Peyre...), le théâtre urbain, monument civique, est aussi un auxiliaire important de l’idéal pédagogique... Commentant en 1768, quatre-vingts ans après sa construction, la maigre façade de la Comédie-Française de François d’Orbay, Charles De Wailly s’exclamait: «Il semble qu’on ait emprunté pour un temps la maison d’un citoyen». Critique sévère, mais juste si on observe la gravure publiée par Blondel et qui garde le souvenir de ce théâtre, premier édifice public construit entièrement à cet usage en France (1689). Or l’évolution que nous avons retracée montre que le théâtre, longtemps appelé hôtel des Comédiens, ne saurait plus être confondu avec un simple logis. Il s’agit désormais d’élever un temple dédié à Apollon, aux Muses, voire aux grands hommes de l’art dramatique. Ce thème fera l’objet d’un spectacle donné en grande pompe sur la scène de la Nouvelle Comédie-Française (Odéon) de Peyre et De Wailly, lors de son inauguration (1782). Le caractère même de cet édifice, bloc austère percé d’arcades (pour des boutiques), avec un portique dorique dressé sur une place amphithéâtrale conçue par les architectes sur un tracé de quartier totalement inédit, ainsi que les dates de sa conception (1768-1778), en font le premier exemple de grand théâtre urbain réalisé en Europe.

Le théâtre de Bordeaux (1780) pour l’opulence, celui de Nantes (1784) pour ses formes élégantes et sa situation au cœur d’une ville neuve, articulée par son architecte, Mathurin Crucy, autour d’une place carrefour expressive, sont les meilleurs exemples de ces nouveaux temples du modernisme . La plupart des grandes villes d’Europe ou d’Amérique en sont dotées de plus somptueux encore au siècle suivant, où les chefs-d’œuvre néo-classiques sont signés Rossi (Leningrad), Semper (Dresde), Schinkel (Berlin) ou Corazzi (Varsovie).

La complication, voire la confusion des formes architecturales au XIXe siècle, le goût des redondances et de la surenchère, associés au changement d’échelle de la trame urbaine, trahissent une modification sensible de la signification morale ou civique du monument urbain. Mais l’Opéra de Garnier (1860-1875) ou les deux théâtres-basiliques de Davioud au Châtelet, à Paris, apparaissent comme la plus grandiose conception de cet art urbain centré sur le spectacle; il est vrai qu’Haussmann soumettait alors l’architecture à l’urbanisme grandiloquent, tandis que la Cour tenait salon en ville.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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